Extrait du journal Le Magasin pittoresque de mars 1859.
« L'architecture et la musique.
"On me confiait souvent à un vieux domestique qui me menait promener où sa fantaisie le conduisait. Un jour il me
fit entrer dans l'église de Notre-Dame, et me portait dans ses bras, car la foule était grande. La cathédrale était tendue de noir. Mes regards se fixèrent sur les vitraux de la rose méridionale,
à travers laquelle passaient les rayons du soleil, colorés des nuances les plus éclatantes. Je vois encore la place où nous étions arrêtés par la foule. Tout à coup les grandes orgues se firent
entendre; pour moi, c'était la rose que j'avais devant les yeux qui chantait. Mon vieux guide voulut en vain me détromper; sous cette impression de plus en plus vive, puisque dans mon imagination
j'en venais à croire que tels panneaux de vitraux produisaient des sons graves, tels autres des sons aigus, je fus saisi d'une si belle terreur qu'il fallut me faire sortir."
C'est un des plus habiles architectes de notre temps qui raconte ce souvenir de son enfance (M. Viollet-Le-Duc,
Entretiens sur l'architecture.) Il explique et justifie son illusion en rappelant les paroles bien connues d'un aveugle-né à qui l'on demandait s'il se faisait une idée de la couleur rouge? -
Oui, répondit-il, le rouge, c'est le son de la trompette. - "Il y a donc, ajoute M. Viollet-Le-Duc, une corrélation intime entre les expressions diverses de l'art. Pourquoi? C'est parce que ces
expressions sont puisées à une même source. Les peuples artistes sont ceux qui ont compris à un égal degré les langages divers de l’art. Un architecte qui n'éprouve pas, en écoutant un air ou un
poëme, en voyant une sculpture ou une peinture, des sentiments aussi vifs que ceux que produit chez lui la vue d'un monument, n'est pas assez artiste. Il en est de même du musicien, du poëte, du
peintre et du sculpteur."
Novalis disait d'un beau monument que c'était de la "musique pétrifiée"; et Goethe, de la "musique muette". Les
anciens avaient vivement senti le rapport qui unit ces deux arts: on le voit bien par la fable d'Amphion. »
Pour ceux qui connaissent mal la mythologie gréco-latine, je précise
qu’Amphion, fils de Zeus, poète et musicien, bâtit les remparts de Thèbes à l’aide de sa flûte et de sa lyre.
Le texte ci-dessus me fait penser au célèbre poème de Rimaud, Voyelles :
A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos
naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des
puanteurs cruelles,
Golfes d'ombre ; E, candeurs des
vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois
blancs, frissons d'ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses
pénitentes ;
U, cycles, vibrement divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d'animaux,
paix des rides
Que l'alchimie imprime aux grands
fronts studieux ;
O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et
des Anges :
- O l'Oméga, rayon violet de Ses
Yeux !