Nourrissons français en Algérie.
En avril 1888, l'Association pour l'avancement des sciences se
réunit en congrès à Oran. Les actes de ce congrès furent publiés la même année à Paris. On y trouve de nombreux textes intéressants sur l'Algérie de l'époque, abordant des sujets qu'on trouve
rarement dans les livres "classiques" sur ce pays. Je donne ci-dessous celui relatif aux nourrices.
Jean-Louis Charvet.
"M. Théophile Roussel, membre de l'Académie de Médecine, à
Paris.
De l'application aux nourrissons français en Algérie de la loi
de protection des enfants du premier âge.
M. Roussel expose que, au milieu du développement remarquable
de la colonisation française et des résultats obtenus au point de vue de l'acclimatement de notre race en Algérie, il reste encore un fait incontestable et qui réclame la sollicitude du pouvoir
public: l'infériorité de la population de sang français sur les populations originaires du midi de l'Europe, au point de vue de la natalité, tandis que la mortalité, et, en particulier, celle des
enfants du premier âge, reste plus considérable. L'application de la loi du 23 décembre 1874 est au premier rang des mesures que cette situation réclame. Quoique la loi soit promulguée en Algérie
depuis 1877, elle n'y est appliquée que dans les principaux centres de population et d'une façon très incomplète. Les résultats obtenus et dont l'auteur présente un résumé prouvent, déjà,
l'efficacité de la loi pour diminuer la mortalité excessive des nourrissons et démontrent la nécessité d'une application plus générale et plus exacte. L'auteur demande que les médecins de
colonisation soient appelés à concourir à l'exécution de la loi et que, dans les trois départements, l'Administration procède à l'organisation de l'inspection médicale des enfants du premier
âge.
L'expérience ayant démontré la nécessité, pour assurer la mise
en pratique de la loi, de l'application des sanctions pénales de cette loi aux nourrices et aux agents de placement qui commettent des infractions aux prescriptions légales, l'auteur demande que
l'Administration algérienne, qui vient de manifester le désir de constituer sérieusement la protection des enfants du premier âge, réclame et obtienne le concours des
parquets.
L'auteur fait remarquer qu'il a évité de produire devant la
Société les chiffres les plus favorables qui lui ont été communiqués sur les effets de la loi déjà obtenus en Algérie, parce que ces chiffres ne lui ont pas paru établis sur des bases
suffisamment exactes. Il indique les améliorations indispensables à apporter dans ces relevés numériques, afin que la statistique puisse servir en Algérie, comme elle l'a fait dans un assez grand
nombre de départements français, à établir les bienfaits de la loi et à en mesurer les progrès.
Discussion. M. MONDOT: Chez nous, on envoie fort peu les
nourrissons dans les campagnes auprès de nourrices mercenaires, parce que les conditions de ces nourrices mercenaires en campagne sont des plus misérables et qu'on serait assuré à l'avance de
confier en de très mauvaises mains son enfant.
Les nourrices mercenaires en ville sont, ou des Juives, ou des
Espagnoles, sauf quelques très rares Françaises. Les Juives n'allaitent guère d'autres enfants que les Israélites. Quant aux Espagnoles, assez pauvres en général, elles font tout pour que
l'application de la loi soit impossible. Où le médecin irait-il les visiter? Elles habitent dans des rues sans nom, à une maison sans numéro; et, dans la maison, vrai dédale, vivent l'un sur
l'autre quarante ménages ou plus: tout ce monde-là, criblé d'enfants, déménageant à tout instant sans que personne s'occupe de savoir la nouvelle adresse. Un médecin a beau être dévoué, quand il
s'est perdu un certain nombre de fois dans ces impasses, quand il a heurté sans succès à toutes les portes, interrogé chacun sans résultat, il se lasse et renonce à l'accomplissement d'une
besogne impossible.
M. ROUSSEL. Ne croyez pas qu'en France les difficultés dont
vous parlez ne se sont pas présentées, mais on ne s'est pas laissé désarmer et l'on a lutté, avec ou sans succès, en s'aidant de tous les auxiliaires possibles, en particulier dans les campagnes,
du garde champêtre. Dans mon département, au début, on croyait que l'industrie nourricière n'existait pas; puis on s'est aperçu qu'il y avait, non pas une vingtaine de nourrissons
étrangers (au département), mais près de deux cents. Partout on découvre ainsi plus qu'on ne le
supposait.
M. MONDOT. Que voulez-vous que nous fassions tous seuls? Il
nous faudrait, comme vous le souhaitez, un concours très actif de la police qui nous prépare les voies et nous facilite la surveillance. Sinon, comme nous ne pouvons pas être toujours à la piste
des gens que nous avons à visiter, il nous est impossible de rien faire d'utile.
Un fait qui m'est arrivé récemment montre combien l'attention
administrative fait défaut dans toutes ces questions. Une fille vient me demander un certificat attestant qu'elle est apte à se placer comme nourrice; elle présentait une éruption de roséole
syphilitique et je la renvoyai, comme vous pensez. En ma qualité de médecin, je n'avais pas davantage à faire et c'était l'Administration peut-être qui devait s'émouvoir que cette fille
n'apportât pas le certificat qu'elle était venue chercher. Malgré le défaut de certificat, cette femme fut acceptée comme nourrice, contagionna son nourrisson, et, par ricochet, la mère de ce
dernier.
Plus tard, elle fut renvoyée et alla porter dans une autre
famille la maladie à un enfant et à la grand-mère du petit, pendant que la famille, primitivement syphilisée, faisait venir une seconde nourrice, qui prenait le mal à son tour,
etc...
J'assistai en partie à toutes ces contagions en pur témoin,
sans pouvoir rien empêcher, tous mes conseils étaient repoussés. Quelle action énergique avais-je le droit, moi médecin, d'exercer? Aucune. Je pense, comme M. Roussel, qu'il y a sans doute
énormément à faire, mais qu'il faut d'abord stimuler le zèle des autorités, sans lequel tout notre dévouement reste lettre morte.
M. Fabriès. Je m'associe pleinement aux réclamations formulées
par mon confrère et j'ajoute qu'effectivement, dans ma circonscription, il ne faut point compter de nourrices françaises, sur lesqelles nous aurions sûrement plus de prise. Il n'y a pas une
nourrice française sur cent espagnoles.
M. Roussel. Je répète qu'en France il s'est produit, et il se
produit encore, de nombreuses difficultés qui entravent le bon fonctionnement de la loi. Mais il existe, à côté du préfet, cet agent de l'autorité que vous réclamez, c'est l'inspecteur
départemental des Enfants assistés qui est chargé du service de la protection des enfants du premier âge. C'est lui qui peut vous venir en aide.
Quant aux nourrices, il y a peu de Françaises, sans doute. Mais
les races du midi, plus avancées en fait d'acclimatement, peuvent y suppléer. Et les Juives ne peuvent-elles pas être bonnes nourrices? J'en ai vu d'excellentes à Constantine; à Philippeville, on
trouve des Maltaises irréprochables."