Extrait de la revue La Nature, 1906.
" Contre l’absinthe.
La Ligue nationale contre l'Alcoolisme recueille des signatures en faveur d'une pétition tendant à défendre la fabrication et la vente de la liqueur d'absinthe.
On entend scientifiquement par ces mots un produit composé d'une série d'essences dont la principale est l'absinthe et qui comprend accessoirement l'anis, l'hysope, la mélisse, l'angélique, le fenouil, la badiane, la coriandre. Toutes ces essences sont diluées dans de l'alcool. La première est épileptogène, toutes les autres sont stupéfiantes.
Les effets de la consommation de cette liqueur ont été étudiés récemment avec soin en des conditions qui rendent le résultat particulièrement intéressant. C’est une grande maison de distillation d’huiles essentielles, la maison Pillet et d’Enfert de Paris, qui a pris l’initiative de cette nouvelle étude et en a fourni les matériaux.
Les recherches ont été effectuées au laboratoire de M. Dastre, professeur de physiologie à la Sorbonne, par son élève, le docteur Lalou, qui les a relatées dans son excellente thèse inaugurale. En voici le résumé:
Le Dr Lalou a expérimenté surtout sur le chien: il a fait absorber l’essence d’absinthe de Paris rectifiée à ces animaux par voie gastrique, échappant ainsi aux objections que l’on a adressées à l’emploi de la voie sous-cutanée, et il a constaté que l’on obtient constamment, pour ainsi dire, des hallucinations, d’effrayantes crises épileptiques, la stupeur et enfin le coma, avec des doses de 0,1 cm3 à 0,3 cm3 par kilogramme d’animal.
Il a constaté aussi qu’en prolongeant les expériences sur un même animal, il y avait diminution de la résistance organique et augmentation des crises et il a vu certains chiens arriver à l’attaque d’épilepsie sous l’influence de 0,5 cm3 et même 0,3 cm3 pour un animal de 11,100 kg.
Ces résultats sont saisissants et en parfaite harmonie avec l’étude clinique qui, depuis longtemps, a montré l’influence épileptogène de l’absinthe.
Des résultats obtenus par M. Lalou, et portant surtout sur l’intoxication aiguë, il est intéressant de rapprocher ceux qu’ont publié MM. G. Ballet et Faure, à la suite d’expériences poursuivies pendant plusieurs années à l’hôpital Saint-Antoine.
Ces auteurs ont fait absorber aux chiens l’absinthe ordinaire, mélangée à leurs aliments (5 cm3 environ d’absinthe par kilogramme d’animal et par jour), et ont observé les effets effrayants produits par ce poison sur la descendance des animaux: 5 couples de chiens mis en expérience pendant quatre années n’ont mis bas que 83 petits, chiffre inférieur certainement à la normale. Aucun des petits nés pendant que l’intoxication était régulière n’a survécu plus de quelques semaines. En outre les portées étaient rares et faibles. Lorsque l’intoxication devint irrégulière, les portées se rapprochèrent de la normale, mais la mortalité des individus qui les composaient resta très élevée. Enfin, lorsque l’intoxication fut supprimée, on observa encore des morts fréquentes et des arrêts de développement.
Les petits chiens que MM. G. Ballet et Faure ont vus succomber ont été pris de convulsions. Dans certaines portées, tous les individus succombaient, en quelques jours, avec des convulsions. Par conséquent, les convulsions, l’arrêt de développement, la mortalité exagérée, sont trois faits connexes, constamment observés dans la descendance des chiens intoxiqués par l’absinthe; comme d’ailleurs aussi par l’alcool.
L’observation quotidienne et la lecture des faits-divers viennent confirmer les résultats déjà si concluants par eux-mêmes de ces expériences. Le simple coup d’œil jeté sur la troisième page des journaux nous renseigne suffisamment sur les colères folles des absinthiques, sur les crimes qu’elles entraînent, sur le martyre qu’elles imposent à leurs femmes et à leurs enfants.
Aussi un mouvement universel de répulsion et de dégoût soulève-t-il en ce moment les peuples atteints ou simplement menacés par la terrible boisson.
La vaillante petite nation belge a donné le signal. Son Parlement vient de voter une loi prohibitive de toute fabrication et de toute vente d'absinthe. Les Belges buvaient peu d'absinthe, mais ils se sentaient menacés par leur situation de voisins immédiats de la France, et ils ont su prendre à temps une intelligente mesure de prévention.
En Suisse, l'opinion a été saisie par un crime particulièrement atroce. Un honnête cultivateur de Commugny, sous l'influence évidente de la "Fée verte", a tué à coups de fusil sa femme et ses deux fillettes, puis a tenté de se suicider. Revenu à lui, il ne se souvint plus de rien, et, le soir même de sa condamnation à la détention perpétuelle, il se pendit dans sa cellule.
Ce crime fut la cause déterminante d'un véritable soulèvement populaire et le pétitionnement contre l'absinthe prit chez nos voisins un développement tel que l'interdiction législative, dans un avenir prochain, n'est pas douteuse. Elle est réalisée par Vaud et Zug.
La France a d'excellentes raisons de ne pas rester en dehors de ce mouvement universel. Là où d'autres sont menacés, elle est atteinte, et il faut agir avant qu'elle le soit mortellement.
Voici le résumé des statistiques de la consommation:
En 1884, nous consommions 49.335 hectolitres.
En 1894, 125.078--------------
En 1904, 207.929--------------
Cette consommation énorme de 207.929 hectolitres est supérieure à la consommation du reste du monde.
C'est un triste record que nous détenons là. La Ligue nationale contre l'alcoolisme cherche bravement à lutter contre cette intoxication abominable. Elle demande à l'initiative individuelle un grand effort pour arracher notre pays au mal qui l'étreint et qui menace son existence.
Elle n'a pas trop de tous les concours; elle espère que celui des lecteurs de La Nature ne lui fera pas défaut.
F. RIEMAIN. "