Vendetta à San Gavino di Carbini (Corse) entre les familles Nicoli et Pietri.
Ci-dessous un article paru le 18 avril 1880 dans la revue parisienne La Famille. La présentation des faits n’engage bien
sûr que son auteur. Je serais reconnaissant envers qui pourrait me dire si cette vendetta s’est poursuivie depuis cette époque.
Jean-Louis Charvet.
« Une vendetta.
La Corse est pour longtemps encore la terre classique de la vendetta; dans cette île plus italienne que française au
point de vue de l'idiome et des mœurs, les hommes qui tuent leur ennemi par vengeance ou par représaille ne sont pas regardés comme des assassins, mais comme des vengeurs et des justiciers. On
les appelle bandits d’honneur, et ils se font gloire eux-mêmes de mériter et de porter ce nom. La population leur est ouvertement favorable, surtout dans les campagnes et les communes rurales.
Sont-ils poursuivis par les gendarmes? Ils sont rarement pris, grâce à la configuration du sol, montagneux et boisé, grâce surtout à la connivence des paysans, qui s’empressent de les accueillir
et de les cacher sous leur toit.
Les bandits sont-ils arrêtés ou se sont-ils constitués prisonniers? la sympathie qui les avait protégés avant
l’arrestation et le jugement les accompagne au sein même des tribunaux; le jury n’échappe pas à l’influence de la sympathie publique, et les coupables sont acquittés au milieu des
applaudissements de l’auditoire. Il faudra des siècles pour que les idées françaises triomphent de cet ensemble de préjugés dignes de la barbarie du moyen âge.
Depuis de longues années, la rivalité de deux familles jette le trouble dans la commune de San-Gavino-di-Carbini,
canton de Levie. Les Nicoli et les Pietri, qui s’y disputent la prépondérance ont réussi à diviser la population en deux factions ardentes. Le témoin Guerrini, maréchal des logis de gendarmerie à
Serra de Scopamène, déclare que « dans la commune de San-Gavino-di-Carbini, les habitants marchent constamment en armes, nuit et jour; ils ont même la déplorable habitude de tenir leur fusil
armé sur le bras, ce qui amène des accidents de toute nature. J’ai prié, ajoute le maréchal des logis Guerrini, M. le maire de San-Gavino de prendre un arrêté interdisant tout au moins
le port des armes dans de pareilles conditions. L’arrêté est intervenu, mais il n’a pas été exécuté. Les maires, du reste, se chargent eux-mêmes de
le violer. »
Les hostilités éclatèrent le 8 janvier 1878, le jour des élections municipales; les deux partis se battirent à coups
de fusil à l’entrée de la salle du scrutin. François Pietri, ancien maire et chef de la famille des Pietri, fut mortellement frappé de deux balles en pleine poitrine. Ses assassins présumés, les
deux frères François Nicoli et Charles Nicoli, allaient être traduits devant la cour d’assises, lorsque leur frère Jacques-Michel Nicoli fut à son tour assassiné par Joseph Pietri, fils et
vengeur de François Pietri. François Nicoli et Charles Nicoli furent acquittés par le jury; mais à peine de retour à San-Gavino, François Nicoli se trouva face à face avec Joseph Pietri.
Celui-ci, animé d’une haine implacable, s’était retiré, après le meurtre de Jacques-Michel Nicoli, dans le maquis où il errait tout le jour, ayant pour abri son manteau, pour compagnon son fusil,
pour lit les fougères desséchées de la montagne. François Nicoli commit l'imprudence de passer dans ces lieux; il était armé d'un fusil; Joseph Pietri l'aperçut, s'imagina que le meurtrier de son
père venait le provoquer à son tour, l'ajusta et l'étendit roide mort. C'était le deuxième membre de la famille Nicoli qui tombait sous les coups de Joseph Pietri.
Les Nicoli prirent leur revanche; les deux fils orphelins de François Nicoli, - deux enfants - se mirent en
embuscade sur le bord d'une route où leurs ennemis devaient passer, et, quand ceux-ci parurent, ils les reçurent à coups de fusil. Hyacinthe Pietri, frappé de trois balles à l'épaule, reçut des
blessures qui ont mis ses jours en danger. Les autres membres de la famille évitèrent un sort pareil en se réfugiant derrière un mur.
Quelques instants après, Joseph Pietri, qui rôdait dans les environs, apprenait l'attentat et s'en vengeait en tuant
d'un coup de fusil François Berretti, cousin de Nicoli.
Une guerre d'extermination allait commencer; heureusement, le préfet de la Corse et l'avocat Tra s'interposèrent
entre les belligérants, leur firent déposer les armes et signer un traité de paix en règle.
Bien que ce traité de paix ait été loyalement exécuté, Joseph Pietri a été traduit devant la cour d'assises sous
l'accusation d'avoir assassiné Michel Nicoli, François Nicoli et François Berretti. L'interrogatoire de l'accusé, âgé de vingt ans à peine, a été très émouvant.
- Déjà, s'est-il écrié, mon pauvre père avait été assassiné. Quelques temps après, mon pauvre frère, âgé de
vingt-cinq ans, tombait, lui aussi, sous les balles de nos adversaires. J'ai voulu venger les attentats commis sur les membres de ma famille.
Et il a ajouté avec émotion:
- Ma maison n'est plus aujourd'hui habitée que par ma vieille grand'mère. Naguère encore, la joie et le bonheur
régnaient dans notre modeste demeure. Aujourd'hui, ce n'est plus que deuil et douleur... (Sensation dans l'auditoire).
Le jury ayant rendu en faveur de l'accusé un verdict négatif sur toutes les questions, Joseph Pietri a été
acquitté.
Des applaudissements chaleureux ont salué le verdict du jury; mais la presse et une grande partie de la population
critiquent et désapprouvent cet acquittement.
MAITRE PERRIN.”