Pensées sur les spectacles
de Mr. Nicole (extraits).
I. Le grand écueil de tous les hommes, et surtout des jeunes
personnes, est de vouloir éprouver si ce qu'on leur représente comme dangereux l'est autant qu'on leur dit. Ils croient qu'ils jugeront mieux de tout par leur propre essai que par la lumière
d'autrui ou par la simple défense de la loi. Ils espèrent qu'il y aura une exception pour eux, et qu'ils auront assez de discernement et de force pour découvrir le piège où tombent les autres et
pour l'éviter.
II. Ils ignorent que c'est ainsi que le péché est entré dans le monde et que le s hommes ne meurent que parce que la première femme aima mieux
éprouver si elle mourrait en désobéissant que d'obéir et de vivre. Ils ne savent pas que cette sorte de curiosité est déjà un grand mal, et que c'est
être tombé aux yeux de Dieu que de se laisser affaiblir par la tentation de juger de ses commandements par sa propre expérience. Enfin, ils ont oublié que l'épreuve du bien et du mal n'apprend à
connaître l'un que parce qu'on l'a perdu, et l'autre que parce qu'on y est condamné.
III. Comme la loi de Dieu est juste et sainte, on ne
doute de sa justice que parce qu'on est dans les ténèbres, et l'on ne s'expose jamais à la violer pour en faire l'épreuve qu'en méritant de tomber
dans des ténèbres infiniment plus grandes.
IV. Aussi de tels essais ne sont jamais impunis. Car ou ils
affaiblissent, ce qui est leur effet ordinaire, ou ils rendent présomptueux, ce qui est un mal sans comparaison plus grand. Souvent même ils font l'un et l'autre à l'égard d'une même personne qui
revient des spectacles avec moins de force et plus d'orgueil, et qui n'est présomptueuse que parce qu'elle a mérité de ne pas connaître ce qu'elle vient de perdre. Car c'est une maxime certaine
que l'orgueil est toujours dans la même proportion que la misère, et que rien ne marque ( masque?) plus une extrême faiblesse
qu'une grande présomption.
V. Il y a plus d'espérance pour les personnes qui sont touchées
des spectacles, mais dont l'esprit n'est pas séduit; qui sont faibles, mais qui l'avouent. Les autres sont plus à plaindre, parce qu'elles ont autant de faiblesse sans avoir autant de lumière, et
qu'elles justifient ce que les autres voient bien qu'il faut condamner.
VI. Car il ne s'agit pas de dire qu'on est revenu du spectacle
comme on y était allé. Les pertes qu'on y a faites sont d'un ordre bien différent de celles qui touchent les sens. Il faut n'avoir pas tout perdu, et
jusqu'à la lumière, pour pouvoir marquer ce qu'on a perdu. Le mal serait moins grand s'il avertissait. Il a tout son effet sans être aperçu; et comme on n'est point instruit de ce qui est
essentiel à la droiture et à l'innocence du coeur, on ne sait point aussi jusqu'où il s'affaiblit et se corrompt.
VII. Entre les jeunes personnes qui vont au x spectacles, y en
a-t-il qui connaissent toute la pureté de l'Évangile, et toutes les obligations du baptême; qui sachent dans quel abîme de corruption l'homme est tombé; et par quels remèdes Jésus-Christ veut le
guérir? Quelle croyance (quel crédit) méritent donc ces personnes quand elles assurent que les spectacles ne font aucun tort à
leur vertu? Quand elles auront appris un jour de l'Écriture et de l'Esprit de Dieu en quoi consiste la vraie vertu, elles tiendront bien un autre langage.
VIII. En effet, ou le spectacle attache et fait plaisir, ou
l'on en est mécontent. Dans le dernier cas, on montre par son chagrin ce qu'on désirait et ce qu'on était allé chercher. On se plaint de ce que par la faute de la pièce ou des acteurs l'esprit et
le coeur ont été laissés immobiles; on a regret à l'innocence et à la tranquillité qu'on remporte. On s'était livré à tout ce qui pouvait agiter l'âme et lui faire sentir du plaisir par cette
agitation, et rien ne découvre mieux cette volonté secrète que l'indignation contre les personnes qui n'ont pas su troubler notre repos.
IX. On veut donc que l'impression de tout ce qui est représenté
passe dans le coeur, l'ambition, la fierté, le désir de la vengeance, l'amour et tous les autres mouvements. Tout cela ne plaît d'autant qu'il est senti, et l'on est content à proportion de ce
que le sentiment a été plus vif et plus profond. Voilà ce qu'on loue. C'est à quoi le coeur se prépare, triste s'il n'est blessé, et satisfait si les plaies descendent bien
avant.
X. Tout ce qui est spectacle est passion. Les sentiments
ordinaires et modérés ne frapperaient pas. Ainsi les sens n'y sont pas seulement séduits par l'extérieur, mais l'âme y est attaquée par tous les endroits où sa corruption est
sensible.
XI. Car elle n'aime ces choses au-dehors que par ce qu'elles
sont les images de ses maladies. Elle est flattée par tout ce qui flatte ses passions. Elle veut sentir ce qu'elle aime, et elle aime ce qu'elle veut sentir. Voilà ce qui mène aux spectacles.
Mais c'est le comble de la misère de ne pouvoir trouver de plaisir que dans ses propres maux; de récompenser ceux qui les savent entretenir et les rendre incurables, au lieu de penser à les
guérir; et il est incompréhensible que des chrétiens, qui doivent avoir appris qu'ils n'ont à combattre que leurs passions, croient qu'il leur soit
permis de les nourrir, de les exciter, et d'appeler à leur secours des maîtres encore plus entendus à les faire naître et à les inspirer.
XII. L'âme était déjà si languissante et si faible lors même
que les objets étaient éloignés, et elle était si touchée de leur seule idée lorsqu'ils n'étaient présents qu'à sa mémoire; que sera-ce donc quand sa faiblesse sera livrée aux passions des
autres, et qu'elle sera assez imprudente pour admettre dans son coeur tant de mouvements étrangers, et assez aveugle pour savoir gré à tous ceux qui les lui ont
inspirés?
XIII. Si on haïssait sa propre injustice, on aurait horreur de
tout ce qui la représente, et l'on regarderait comme ses ennemis tous ceux qui s'efforceraient de nous la faire paraître aimable; mais on ne veut point guérir, et l'on veut néanmoins sentir de la
joie. Il faut donc que ce soit en devenant phrenetique, et en riant de ses propres maux.
XIV. Les
spectacles sont cette phrenesie réduite en art; et il n'y a pas de moyen plus court pour convertir en plaisirs des maladies qu'en nous renversant la raison. Car tout ce qu'on y voit et qu'on y
entend ne s'adresse qu'aux sens et à la cupidité. Les maximes établies avec plus de soin sont les plus conformes aux passions et par conséquent les plus fausses, et si le vice y est quelquefois
condamné, c'est pour en justifier quelqu'autre, plus éclatant, mais plus dangereux.
XV. On perd ainsi le discernement de ce qui est juste et de ce
qui est injuste. On accoutume son coeur à tout: on lui apprend en secret à ne rougir de rien; on se dispose à ne pas condamner à son égard des sentiments qu'il a excusés, et peut être loués dans
les autres; enfin, on ne voit plus rien de honteux dans les passions dont on craignait autrefois jusqu'au nom, parce qu'elles ont toujours été déguisées sur le théâtre, embellies par l'art,
justifiées par l'esprit du poète, et qu'elles ont été unies à dessein avec les vertus et le mérite en des personnes que la scène nous représente comme des héros.
XVI. Il n'y a donc rien de plus dangereux, quand il s'agit des
moeurs, que de vouloir voir ce que l'on ne veut pas être: car on devient aisément ce qu'on regarde avec plaisir, puisque c'est le plaisir qui tourne le coeur, et qu'il est impossible qu'il
n'approuve pas ce qu'il goûte avec joie, et qu'il soit autrement disposé que ce qu'il aime.
XVII. Il est vrai que peu de personnes connaissent tout le
danger des passions dont on n'est ému que parce qu'on en est le spectateur; mais elles ne causent guère moins de désordres que les autres, et elles sont encore en cela plus dangereuses que le
plaisir qu'elles causent n'est point mêlé de ces peines et de ces chagrins qui suivent les autres passions, et qui servent quelquefois à en corriger; car ce qu'on voit dans autrui touche assez
pour faire plaisir, et ne le fait pas assez pour tourmenter. C'est en cela qu'est l'artifice du théâtre, et c'est aussi en cela que consiste l'illusion et le danger. Car on ne se défie point de
l'amour et de l'ambition quand on n'en fait que sentir les mouvements sans en éprouver les inquiétudes; et cela arrive toujours quand on n'en voit que l'image; mais l'image ne peut plaire sans
remuer le coeur, et ce mouvement qui l'amollit et le corrompt a d'autant plus d'effet qu'il est plus doux, et qu'il avertit moins.
XVIII. C'est un effet du premier péché et la source de tous les
autres de n'avoir point de goût pour les biens spirituels, et de n'en avoir que de faibles idées. La religion et la foi tâchent de remédier à ce désordre; et c'est en effet tout l'exercice du
chrétien. Mais les spectacles rendent le dégoût des vrais biens encore plus grand et en affaiblissent encore plus les idées. On y apprend à juger de toutes choses par les sens, à ne regarder
comme bien que ce qui les satisfait, et à ne considérer comme subsistant et réel que ce qui les frappe. Au lieu de travailler à guérir les plaies qu'ils ont faites à l'âme, et à la délivrer de la
dépendance où elle est à leur égard, on fortifie les liens qui l'asservissent, on les multiplie, et on la contraint en quelque sorte à être toute dans les yeux et dans les
oreilles.
XIX. On la tire du dedans, au dehors, où elle avait déjà tant
d'inclination à se produire et à se répandre, et on la fait sortir de son coeur, où elle avait déjà tant de peine à rentrer. On lui cache son véritable bonheur; on l'amuse par des choses
frivoles; et au lieu de satisfaire sa faim par une nourriture solide, on la trompe en ne lui donnant que des viandes peintes, ou en l'empoisonnant par l'erreur et le
mensonge.
XX. On apprend ainsi deux choses également funestes: l'une de
s'ennuyer de tout ce qui est sérieux, et par conséquent de tous ses devoirs; l'autre de trouver cet ennui insupportable, et d'en chercher le remède dans la dissipation. Le premier de tous ces
désordres est un obstacle à toutes les vertus, et le second est une entrée à tous les vices; mais l'un et l'autre sont certainement la suite des spectacles, et toujours dans la même proportion
qu'on les aime et qu'on y est assidu.
XXI. Il est vrai qu'on s'y ennuie aussi quelquefois; mais on
n'en est pas moins coupable, et rien ne fait mieux voir au contraire combien on est injuste de chercher sa satisfaction dans des choses que le coeur trouve insipides, malgré sa corruption, et de
n'être pas averti par son dégoût qu'il est destiné à un plus grand objet. Ceux mêmes qui sont le plus passionnés pour les spectacles en sentent bien le vide et le faux, s'ils ont de l'esprit,
comme ceux qui connaissent le monde en connaissent bien l'injustice et la malignité, s'ils profitent de l'expérience; mais le coeur des uns et des autres n'en est que plus corrompu d'aimer ce
qu'ils sentent bien qui n'est pas aimable, ni digne d'être aimé.