Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
27 décembre 2012 4 27 /12 /décembre /2012 01:09

FRANCINET-1907-002.jpg

 

Les corporations dans un cours de morale de 1907 : Francinet.

Je ne sais si la morale et l’instruction civique font partie des programmes de l’enseignement primaire français ; on en a beaucoup parlé…

Pour donner une idée du sérieux avec lequel on traitait ces disciplines il y a un siècle, je donne de larges extraits des lignes consacrées aux corporations dans un ouvrage que j’affectionne particulièrement :

 

G. Bruno. Francinet. Livre de lecture courante. Principes élémentaires de morale et d'instruction civique, d'économie politique, de droit usuel, d'agriculture, d'hygiène et de sciences usuelles. 116° édition. Cours moyen et cours supérieur. Paris. Belin frères. 1907.

 

382 pages où l’on apprend, notamment, ce qu’est un contrat, une association, un tribunal, où tous les domaines de l’activité humaine sont abordés, où il est question de justice, d’honnêteté, de civisme, etc., le tout pour des élèves des cours moyen et supérieur, la plupart enfants de ces paysans qui constituaient alors la grande majorité de la population française. Je ne me prononcerai pas sur la valeur historique  de ce qui est dit sur les corporations ; je veux seulement, en publiant ces lignes, montrer avec quels détails était abordé un sujet dont les enfants (et même les adultes) d’aujourd’hui n’ont sans doute, pour la plupart, aucune connaissance.

Jean-Louis Charvet.

 

Le 14 juillet arriva; c'était, suivant un ancien usage, la fête des fabricants de tissus. Il y eut congé pour tout le monde à la manufacture de M. Clertan, et les ouvriers étaient d'autant plus satisfaits de ce congé que leur journée était payée double, quoiqu'ils ne travaillassent point.

Francinet, pour la première fois de sa vie, assista aux fêtes qui se donnaient en cette circonstance. Il arriva à la manufacture, portant, comme tout le monde, un gros bouquet à la main. La musique marchait en tête du cortège avec le porte-drapeau, qui était un des plus anciens du pays. On se groupa en ordre autour de la pelouse. La musique joua une marche triomphale. Le porte-drapeau, monté sur une chaise, se mit à faire tournoyer dans les airs, en signe d'allégresse, le grand drapeau des fabricants. Les longs plis de l'étendard tissé à Lyon étaient en riche étoffe de soie, blanche d'un côté, pourpre de l'autre, et partout semée d'abeilles d'or, emblèmes du travail. Au bas étaient brodés, en or également, la navette du tisserand, la quenouille et le rouet des fileuses. Ces humbles attributs de la fabrique reposaient sur des gerbes d'épis, pour marquer la fécondité de l'industrie.

M. Clertan adressa quelques mots bienveillants à tous. Il serra la main de chacun en y déposant la gratification habituelle et des hourras affectueux s'élevèrent de toutes parts.

En même temps, Aimée et Henri présentaient à chacun des corbeilles de gâteaux, où tous puisaient. M. Edmond et la vieille Catherine offraient des rafraîchissements; puis chacun se retira, joyeux, au roulement des tambours et au bruit de la musique. Le lendemain, Francinet interrogea M. Edmond sur la cérémonie.

- Monsieur, lui dit-il avec vivacité, encore tout joyeux de la journée de la veille, c'était bien beau, la fête d'hier! Le père Jacques m'a dit que chaque métier a comme cela sa fête, et qu'autrefois ces fêtes-là étaient bien plus nombreuses encore. C'était, paraît-il, le temps des corps de métiers et des corporations. Mais qu'était-ce donc, monsieur, que ces corporations dont les vieux ouvriers parlent quelquefois?

M. EDMOND. Mon ami, les corps de métiers ou corporations étaient des sociétés formées de tous les artisans de la même profession et habitant la même ville. La réunion d'hier, par exemple, rappelle de loin ces corporations et en est un dernier vestige. Seulement, autrefois, il y aurait eu, au moins, cinq ou six corporations dans la seule réunion d'hier: - fabricants de lainages, par exemple, fabricants de toiles, de cotonnades, de mouchoirs, etc., etc.

FRANCINET. Alors, il y aurait eu cinq ou six fêtes. Cela aurait été bien plus agréable encore.

M. EDMOND. Mais tu n'aurais pu assister qu'à une seule, mon ami, celle qui eût concerné ton métier. D'ailleurs, c'est d'un enfant, et d'un enfant peu sérieux, de juger une institution sur les plaisirs et les fêtes qu'elle peut procurer une fois l'an.

FRANCINET. Les corporations n'étaient donc pas une bonne chose à votre avis, monsieur?

M. EDMOND. Mon ami, les corporations s'étaient d'abord formées dans une intention excellente. Les artisans d'un même métier voulaient se défendre, se protéger mutuellement et s'entendre pour soutenir leurs droits. Mais, au lieu de demeurer des associations libres et de respecter la liberté des autres, les corporations obtinrent du gouvernement d'alors, moyennant une somme qu'elles lui payaient chaque année, le privilège d'exercer seules leur métier et de l'interdire à tous ceux qui n'étaient pas admis dans leur sein. Vous voyez d'ici l'injustice.

Par exemple, il y avait une corporation des rôtisseurs; personne, dans une ville de France, ne pouvait exercer le métier de rôtisseur sans avoir été admis dans cette corporation. Or, mes amis, n'entrait pas qui voulait dans un corps de métier: il y avait des lois et des règlements auxquels il fallait se soumettre d'abord. Ainsi, pour entrer dans la corporation des rôtisseurs, il fallait commencer par tourner la broche pendant plusieurs années, et payer pour cela.

AIMEE, en riant. - Comment, monsieur, on payait pour avoir le droit de tourner la broche!

M. EDMOND. Certainement, ma mignonne, et on payait même assez cher. Après cela, on était reçu compagnon rôtisseur, et on payait encore pour ce titre. Enfin, si on voulait passer maître rôtisseur, il fallait payer de nouveau, donner un grand dîner aux principaux personnages de la confrérie, et faire ce que l'on appelait un chef-d'œuvre.

AIMEE. Quel chef-d'œuvre?

M. EDMOND. Un rôti magnifique, cuit à point, doré, tendre et succulent.

Les enfants se mirent à rire.

- Cela vous surprend, mes amis, dit M. Edmond. Eh bien! vous allez l'être plus encore quand vous saurez que, pour passer ainsi maître rôtisseur, il ne fallait pas moins de dix ans.

AIMEE. Ah! je n'aurais jamais cru qu'il fût si difficile de faire un bon rôti!

M. EDMOND. Au fond, ce n'était pas bien difficile; mais les maîtres rôtisseurs déjà établis dans la ville étaient seuls juges du chef-d'œuvre. Ils savaient fort bien qu'en recevant un nouveau maître, ils se donneraient un rival, dont la concurrence diminuerait le nombre de leurs pratiques. Aussi ne se pressaient-ils guère, et avaient-ils bien soin de faire les dégoûtés devant tous les rôtis qu'on leur présentait à titre de chefs-d'oeuvre pour la maîtrise: l'un était trop cuit, l'autre pas assez; l'un trop blanc, l'autre trop roux. Bref, on avait toujours mille prétextes pour écarter les concurrents. Les maîtres rôtisseurs gardaient ainsi pour eux seuls leurs privilèges.

FRANCINET. Monsieur, les pauvres ouvriers d'autrefois ne devaient guère s'enrichir, et de plus, ils devaient bien s'ennuyer. Comment étaient-ils si sots de vouloir enter dans les corporations? A leur place, j'aurais préféré faire autre chose. J'aimerais mieux être savetier et libre dans une échoppe, que de travailler en esclave pour devenir maître rôtisseur dans une belle boutique.

M. EDMOND. Francinet, mon ami, tu en parles à ton aise. Personne n'avait le choix entre le travail libre et la corporation. Chaque industrie, aussi bien celle des savetiers que les autres, avait un privilège protégé par les lois d'alors. Pour exercer un métier quelconque, pour travailler à la plus minime des industries, il fallait donc se plier à toutes les exigences de la confrérie dont on faisait partie, et de plus payer, toujours payer, payer pour être ouvrier, payer pour être maître.

HENRI. Mais une fois reçu maître, monsieur, on devenait libre sans doute?

M. EDMOND. Erreur, cher enfant. Les règlements concernant les maîtres étaient aussi tyranniques que ceux qui concernaient les compagnons. Par exemple, on n'était reçu maître que pour un métier et pour une seule ville. Le tisserand flamand reçu maître à Lille ne pouvait, sous des peines sévères, aller tisser à Douai. Il ne pouvait non plus changer d'occupation dans les moments de chômage. Par exemple, les savetonniers avaient le privilège de faire des chaussures légères pour l'été; mais ils ne pouvaient faire de grosses chaussures pour l'hiver, liberté qui n'appartenait qu'aux cordonniers. L'hiver venu, les savetonniers manquaient d'ouvrage, et souvent mouraient de faim et de misère, comme avaient fait pendant l'été leurs rivaux, les cordonniers. En même temps, les cordonniers étaient si pressés d'ouvrage en hiver que les bras leur manquaient. Eh bien! ils ne pouvaient pas alors employer les savetonniers, qui en auraient cependant été bien heureux. Les règlements s'opposaient à ce que le même homme fît des chaussures lourdes et des chaussures légères.

AIMEE. Voici vraiment des règlements absurdes!

M. EDMOND. Et même cruels, ma chère enfant; car presque tous les ouvriers étaient dans la misère, et il leur était le plus souvent impossible de devenir maîtres, tant il fallait pour cela d'années et d'argent.

FRANCINET. Il me semble que c'était contraire à la justice; n'est-ce pas, monsieur Edmond?

M. EDMOND. Mon ami, chaque homme a le droit de travailler librement tant qu’il ne nuit point au droit d’autrui: les corporations étaient donc contraires à la justice. Aussi, au lieu de perfectionner l’industrie et de l’enrichir, elles l’entravaient et l’appauvrissaient.

Les règlements d’autrefois étaient aussi puérils que tyranniques. Par exemple, les marchands qui vendaient des saucisses ne pouvaient vendre des boudins. Les cabaretiers vendaient du vin; mais ils ne pouvaient le vendre en bouteilles. Il était défendu aux tailleurs de doubler les pourpoints avec de la vieille bourre, et de mélanger le vieux avec le neuf. Les menuisiers ne pouvaient mettre en couleur les armoires avant de les avoir vendues. Les marchands de chandelles ne pouvaient mélanger que dans une proportion déterminée le suif de bœuf et le suif de mouton.

Sous Louis XIV, Colbert, qui est pourtant un des plus grands ministres que la France ait eus, multiplia encore les règlements de l’industrie. Un de ces règlements prescrivait le nombre de fils que le tisserand devait employer dans la chaîne servant à former le tissu. S’il mettait un fil de moins, et que l’inspecteur royal s’en aperçût, son étoffe était coupée sur le métier ou saisie sur le marché et brûlée. Le règlement disait même que, en cas de récidive, le marchand pouvait être attaché pendant deux heures sur la place publique, comme un criminel, avec un collier de fer autour du cou. De même, pour contravention aux ordonnances, un orfèvre pouvait, d’après les règlements, être mis aux galères pendant trois ans.

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : Le blog de jlcharvet.over-blog.com
  • : Des poésies, des histoires, etc.....
  • Contact

Recherche

Archives